vendredi 24 juin 2011

Les origines du Bras d'Orion

Il y a de nombreuses années (en 1978, plus précisément) j'ai commencé une histoire de bande dessinée qui devait faire dans les cinq à dix pages et qui devait faire partie d'une anthologie de courts récits sur différents thèmes. Allez soyons honnête: cette anthologie n'était pas destinée à être publiée; elle devait s'ajouter au catalogue de comic-books que mon camarade Luc Charest et moi produisions en quantité industrielles au verso de feuilles 8 1/2 x 11 que mes parents sauvaient des poubelles. Nous avions à peu près un seul lecteur (l'autre!) pour nos b-d, mais avant que vous ne vous étrangliez de rire sachez que cette entreprise connut un succès qui lui mériterait un peu de respect: en deux ans environ, nous avons terminé au-delà de 80 numéros de 9 pages ou plus. Notre maison d'édition maison avait un peu de tout: des apprenti-Spider Man, des clones d'Iron Man, des Conan en herbe, et au moins un maître du kung fu. (J'avoue librement que Luc avait des idées bien plus originales que les miennes, ma grande force étant plutôt la vitesse d'exécution. Cela a bien changé).

Après tous ces super-héros, je voulais essayer quelque chose d'un peu différent; surtout que sur ces entrefaites j'étais tombé en pâmoison devant les oeuvres de Philippe Druillet. Je commençai donc une histoire qui était clairement inspirée de la série Loane Sloane de M. Druillet. Dans un effort conscient pour donner un ton différent à ce récit, je me mis à utiliser une technique pointilliste pour marquer les zones d'ombre au lieu d'utiliser des traits de plume.

Le scénario était totalement improvisé. Cela commençait comme un western dans l'espace, avec un héros qui doit se battre au pistolet dans un saloon spatial; tout bon lecteur de space opera s'y sentirait à l'aise, ayant fréquenté de tels établissements dans des dizaines de romans et de nouvelles. Le héros réussissait à s'enfuir après avoir flingué quelqu'un à propos d'une dette de jeu, mais il me fallait alors une raison pour que le conflit continue (histoire d'avoir d'autres scènes d'action à dessiner). J'ai donc décidé que la victime appartenait à un équipage de pirates (des pirates de l'espace, youpi!) et que leur capitaine avait la responsabilité de venger son trépas prématuré en raison d'un quelconque code d'honneur observé par les membres de sa profession. Mais voilà: notre héros s'étant enfui dans l'espace à bord de son propre vaisseau spatial, le capitaine pirate ne pouvait pas lui mettre la main au collet!

Qu'à cela ne tienne, j'ai décrété tout de go que le pirate et son équipage appartenaient à un sinistre culte appelé... l'église de la MORT! Ça c'est une église pour pirates! Qui plus est, selon les croyances de cette église au nom ma foi bien glauque, son souverain pontife n'était rien de moins qu'un avatar de la grande faucheuse elle-même (d'où son nom d'Ange de la MORT, rien de bien subtil). Pour accélérer le trépas de quelqu'un, il suffisait d'avoir le cran de se présenter devant l'Ange et de nommer la personne à occire. Et par une de ces coïncidences qui facilitent la vie aux auteurs, l'Ange de la mort habitait justement sur la planète où le récit venait de commencer; en fait, il était carrément dans la même ville que le saloon.

Tout ceci dépassait déjà les 5-10 pages prévues initialement, alors j'ai commencé à ajouter des détails et à me préparer à une histoire plus longue. Peut-être arriverais-je même à pondre 46 pages, comme dans une BD européenne standard? Je donnai donc au héros une motivation dramatique à souhait (il a perdu sa famille, comme tant de héros éplorés), lui donnai quelques pouvoirs mystérieux d'origine mystique, et mis la table pour un combat épique avec l'Ange de la mort et son agent, une fille aux cheveux verts (ce qui ne se voit guère en noir et blanc).

À la fin de l'histoire, parce que dans ce temps-là je finissais effectivement mes histoires, je décidai de rendre le récit plus ambitieux. J'avais, quoi, dix-sept ou dix-huit ans à l'époque, je ne doutais de rien, et ayant investi beaucoup d'effort dans mes premières 47 pages (oui, j'ai dépassé le nombre attendu. Désolé) je considérai continuer en essayant de donner une allure aussi professionnelle que possible à la chose. Je commençai donc à travailler un plan s'étalant sur cinq tomes, un plan dont le thème général était celui des croisades, parce que je venais de terminer le livre d'Amin Maalouf Les croisades vues par les Arabes. Ayant déjà établi que leméchant de l'histoire était un chef religieux et que mon héros appartenait à une religion différente, le parallèle était facile à établir.

C'est fou ce qu'on produit quand on est un ado qui n'a pas de petite amie. En deux étés, pendant les vacances scolaires (et même avec un travail à temps partiel!) j'ai pu terminer le tome 2 de ma saga cosmique. J'avais aussi, à l'époque, atteint ce moment béni dans la vie d'un dessinateur où on devient meilleur de minute en minute, et où le progrès peut se remarquer à chaque page. Mais voilà... cela posait paradoxalement un problème.

Le tome 2 était, sinon de très grande qualité, du moins comparable à plusieurs BD disponibles sur le marché. Mais ce n'était pas le cas du tome 1, dont les premières pages reflétaient bien sûr l'amateurisme de leur auteur de 14-15 ans. Il était clair, à la fin du tome 2, que s'il devait un jour être publié le tome 1 devrait d'abord être refait en entier. Et en un sens, c'était un bienfait: c'était l'occasion de modifier le scénario pour le rendre moins juvénile (l'église de la MORT? Vraiment? Peut faire mieux). En fait, il y avait un tas de choses qui me déplaisaient dans cette histoire: la quête de vengeance d'un héros blessé, n'avait-on pas vu ça des centaines de fois? Une croisade spatiale, n'était-ce déjà pas vieux jeu? Un héros avec des super-pouvoirs, n'est-cepas de la triche? Toutes ces coïncidences qui tombent à pic, ne pouvait-on pas les remplacer par des explications qui tiennent mieux la route?

La ré-écriture a permis d'améliorer bien des choses, sans changer massivement le plan général. Oust, à la poubelle, le combat vengeur de notre héros. Tous ces affreux clichés à propos de prophéties et de destinée et blablabla? Allez, on remanie ça radicalement d'une manière qui n'a pas été lue mille fois! Notre héros habite dans un cockpit de 6 mètres par trois avec un autre homme? Oui, expliquons ça aussi avant que les gens ne parlent. Et puis introduisons des concepts plus sérieux sur la politique, la foi, l'économie, la raison d'état, les droits individuels... Mettons en scène des extra-terrestres vraiment exotiques. N'ayons pas un héros pur et bon et compétent et un méchant complètement vil, veule et corrompu. Ayons des ennemis qui deviennent copains et vice-versa. Bref, écrivons une vraie histoire.

Tenez, voici la première page du tome 1, en 1978:




Et voici la même page, refaite en 1986:



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